Pour surmonter l’écoanxiété et travailler à la survie des écosystèmes autant que des communautés, les sentiments d’urgence et d’indignation ne sont pas suffisants.
Géographe et militant écologiste, Bruno Massé met à contribution sa longue expérience de terrain dans un essai percutant et engagé qui propose de repenser notre rapport problématique au territoire. Il nous invite à questionner les relations de pouvoir qui s’y exercent, à remettre en question la vision extractiviste qui réduit le Québec à une simple zone de ressources exploitables, et à rejoindre les luttes écocitoyennes pour construire une société verte et solidaire.
Critiquant vertement l’hégémonie du développement durable, l’auteur s’inspire de la géographie pour formuler huit propositions étonnantes afin de construire un contre-pouvoir territorial effectif vers une transition écologique qui permettra de mieux protéger notre espace, de s’y reconnecter et de mieux y vivre.
Extrait
Dans cet essai, j’ai insisté sur le concept d’hégémonie : celle du capitalisme, de l’extractivisme, du développement durable. Dans leurs positions privilégiées, les organisations qui contribuent à la crise environnementale ne recourent pas à des outils conceptuels pour concevoir ce qui existe à l’extérieur de leur cadre totalisant, pourtant dysfonctionnel et potentiellement suicidaire. C’est un fait que le capitalisme n’est pas une fatalité, et que le développement durable ne peut sauver la planète. Mais leurs mensonges, leurs discours hégémoniques, vont continuer tant et aussi longtemps qu’ils n’auront pas été brisés, quels qu’en soient les moyens.
À la lumière de ce constat, comprendre la lutte pour le territoire et porter un regard sur le mouvement environnemental et citoyen n’est pas un luxe : c’est une question de vie ou de mort.
J’espère avoir démontré que la dissidence n’est pas non plus un luxe, mais une condition de résilience, de survie. Parfois, pour vivre, on n’a d’autre choix que de déranger, de déplaire, de créer des malaises, de rendre inconfortables ou de perturber des activités. Il n’y a rien de neutre dans ce monde, il n’y a aucune position totalement sécuritaire d’où contempler la crise climatique et l’extinction massive : nous faisons partie de ce monde et nous subissons les conséquences de sa destruction. Plus tôt on fera la paix avec cette dimension géopolitique de notre existence, dans laquelle nous pouvons réellement agir, le mieux se portera la lutte pour le territoire québécois (et notre écoanxiété!).
À plusieurs reprises dans l’histoire du RQGE, l’analogie des multiples « canots », élaborée par les autochtones du FNEN, s’est avérée judicieuse. Dans la vie, le fait d’assumer notre différence, nos valeurs et nos pratiques nous permet aussi de déterminer avec quelles personnes nous pouvons avancer, comme autant de canots dans une rivière, sans risquer de perdre notre identité. Peut-être que nous n’irons pas jusqu’au bout, mais on pourrait faire un bout de chemin sans trahir nos objectifs et nos valeurs. Et qui sait, en naviguant sur les rapides ensemble, on développe parfois des affinités, de la confiance, on apprend les uns des autres, on évolue. Un mouvement social peut aussi avoir de l’influence à travers ses structures et au-delà. On trouve parfois des alliés là où on ne les attendait pas!
Parce que cette lutte pour le territoire, tout comme l’environnement qu’elle cherche à préserver, c’est aussi le chaos. Elle est organique, complexe, changeante et peut toujours nous surprendre. À travers la brume de cette tempête, la géographie sert de phare, nous guide, nous rappelle de ne pas nous cloîtrer dans des abstractions, la supériorité morale, les images ou les réseaux sociaux, mais de bien nous ancrer dans la réalité effective pour changer la façon dont on habite l’espace. La géographie nous permet aussi de nous libérer de la tyrannie des bonnes intentions – d’évaluer la sincérité sur la base des actions avant tout, de ne pas succomber aux sourires des coqueluches charismatiques incapables de résultats. Bref, mon pari a été ici d’appliquer les outils d’analyse de la géographie aux luttes pour la justice sociale et environnementale, et, malgré les limites d’un essai, j’espère vous avoir réconcilié un tant soit peu avec une discipline vivante que vous croyiez peut-être confinée à des atlas poussiéreux.
L’autre fil conducteur, et peut-être le plus important dans toute cette litanie, c’est l’amour du territoire et des communautés.
Pour reprendre la poétesse innue Joséphine Bacon, on vit bien « quelque part ».
Et vivre quelque part où on a envie de vivre, n’est-ce pas là la meilleure raison de lutter? La vie est si courte, alors tant qu’à être né à un endroit qu’on n’a pas choisi, aussi bien en faire un lieu où on choisirait de vivre parce qu’on l’aime vraiment.
Un Québec fier, oui, mais pour les bonnes raisons : une fierté bâtie sur la beauté des paysages et des écosystèmes en santé, plutôt que sur la profondeur d’un trou ou la taille d’une camionnette. Une fierté basée sur l’entraide et la protection des plus vulnérables plutôt que sur la haine des minorités et de la différence. Une fierté construite sur la connaissance intime du territoire plutôt qu’à partir d’images vues sur un écran ou de l’autre côté d’une clôture.
Après tout, qu’est-ce qui nous relie vraiment à travers les milliers de kilomètres, de Gatineau à Gaspé, de Chisasibi à Kegaska? Plus que la langue, c’est notre expérience du territoire qui nous attache les uns.es aux autres. L’amour oui, mais la rage aussi, une colère légitime devant tout ce pillage et cette pollution. Le sort de toute cette beauté, de tout ce potentiel et de toutes ces générations de Québécois.es est dans la balance. Qui d’autre s’en occupera, si ce n’est pas nous?
Après tout, le silence, c’est notre mort, et la mort de quelque part.
Et la lutte, c’est la vie.
Vivons!