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Ils sont l’intelligentsia du Québec. Ils partagent leur temps entre le bronzage, le magasinage des soldes, les liftings et le casino dans une Floride de pacotille où le diable rôde. Parmi eux, une adolescente nihiliste, un moine défroqué, un perroquet et un petit bourgeois drogué fomentent une révolte.

Un regard hallucinatoire sur la déchéance morale d’un monde aux relents de décadence antique.

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Extrait

Louise s’était emportée contre Marc qui tardait à écrire son « crisse de scénario » pour enfin « tourner un hostie de film » qui lui permettrait d’acheter un condominium aux étages supérieurs du Babylon Cove. Son sang appartenait à la noblesse des hauts étages dont elle était déchue par la fainéantise de son mari. Pour apaiser sa colère, elle avait passé sa journée au Temple des Soldes jusqu’à la fermeture tardive des outlets en ces jours de fête. Elle laissa tomber son butin sur la table de la cuisine en soufflant, et extirpa les robes et les talons hauts en faisant rageusement craquer les sacs. Absorbée par les montants économisés qu’elle récitait en retournant les étiquettes barrées de rouge tel un musulman sa misbaha, elle ne vit pas Rose qui entra subrepticement. Marc, avachi dans le divan à motif de lamantins, posa un œil suspicieux sur les articles en solde, puis sur le visage obnubilé de sa femme qui lui parut totalement étranger. Il retourna aux Lettres à Lucilius en se couvrant le visage du livre pour se protéger de l’intuition de tant d’années perdues, et lut à haute voix une assertion qu’il trouva d’une justesse sans égale en ce soir du 28 décembre : « L’Homme libre est celui non pas qui laisse peu de prise à la Fortune, mais qui n’en laisse aucune ». Ces mots rendirent Louise folle. Tout en regrettant de ne pas avoir marié un cinéaste américain, elle aperçut Rose qui louvoyait vers la salle de bain et lui enserra l’épaule.

—As-tu vu l’heure ?

Voyant son air hagard, elle lui écrasa les muscles des mâchoires de son autre main, approcha son nez de la bouche et renifla comme une chienne.

—T’as bu?

Rose frappa sèchement l’avant-bras pour se libérer. Louise se retourna vers Marc et hurla :

—Tu la laisses me frapper!

Marc écarta le livre et assomma sa femme d’un regard de poisson mort. Louise saisit la tasse ornée d’une tête d’Oncle Sam dans laquelle elle avait bu un thé du Labrador acheté dans une boutique de Westmount, où l’on servait aussi des plats sans gluten à des chiens, et la projeta au pied de son mari. Marc posa un regard philosophe sur les éclats de porcelaines qui s’entrechoquèrent. Absorbé par cette image qui lui rappelait le clinamen de Lucrèce, il ne porta aucune attention à sa femme qui semblait vouloir se crever les yeux. Il regarda l’heure sur la Rolex qu’elle lui avait offerte pour son soixantième dixième anniversaire, déposa son livre, puis ouvrit la télévision et monta le volume pour écouter les résultats du golf et couvrir les braillements de sa femme. Louise s’enfuit en claquant la porte. Un quart de bois céda au bas du chambranle. Rose s’assit à côté de son père. Ils regardèrent les plus beaux coups de la journée d’un tournoi de la PGA au Palm Beach Garden Club.

—Pourquoi tu restes avec maman si tu ne l’aimes pas?, lui demanda-t-elle après avoir admiré un triple bogey et un birdie. 

Marc se frotta les yeux.

—Est-ce que tu l’as déjà aimée ? 

—Oui, répondit-il, incertain. 

Rose posa sa tête sur l’épaule de son père. L’odeur fleurie de sa fille et ses cheveux de soie qui caressaient son visage usé lui procurèrent un instant de bonheur inespéré. Il rêva d’un pacte avec Méphisto pour sacrifier le genre humain et vivre ce moment pour l’éternité. Il voulut lui parler d’espoir, de liberté et d’amour, mais bâilla et s’endormit contre elle en espérant ne jamais se réveiller. 

On en parle

En mettant en place ces personnages détestables et pathétiques, qui font tout pour camoufler ou noyer leur détresse, le scénariste et réalisateur Guillaume Sylvestre propose avec ce premier roman une gronçante et truculante satire d'une société en perdition, où les nouveaux dieux sont la course aux soldes, les machines à sous, les silhouettes sculptées au scalpel et l'ascension sociale [...]. 
– Iris Gagnon-Paradis, La Presse, 18 décembre 2022

Armé de cynisme, d’humour noir et d’un chouïa de fantaisie, Guillaume Sylvestre brosse une délectable fresque d’un monde futile courant à sa perte, dont la force de frappe évoque les romans de Mordecai Richler, le théâtre de Michel Tremblay et le cinéma de Denys Arcand.
– Manon Dumais, Le Devoir, 12 novembre 2023

De ce récit ravageur finit donc par émaner un besoin de retour à l’essentiel avant qu’il ne soit trop tard. La leçon est aussi dure que la démonstration est brillante.
– Josée Boileau, Le Journal de Montréal, 31 décembre 2023